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INVITÉ François Jaquet, philosophe

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QU’EST-CE QUE L’ANTISPÉCISME ?

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Pour qui s’intéresse un tant soit peu à l’actualité, un constat s’impose : la notion d’antispécisme a la cote. Et puis un autre, moins enthousiasmant : des antispécistes, on sait surtout qu’ils sont les extrémistes de l’extrémisme, pires encore que les « végans » – substantif que ceux qui n’aiment pas les véganes prononcent évidemment comme ils l’écrivent. Ces derniers pouvaient bien partager leurs fades recettes et plans shopping en carton d’ananas, tant qu’ils respectaient la liberté de chacun de remplir son ventre de barbaque et son placard de peaux de bêtes. Mais les antispécistes n’ont pas le savoir-vivre de s’arrêter là. Tout en brisant les vies et les vitrines des petits commerçants, ils exigent l’abolition des traditions les plus ancestrales. La gastronomie, la recherche, le divertissement – tout y passe. Il est temps de réagir !

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Face à un tel discours, il importe de savoir de quoi l’on parle. Même s’il est aujourd’hui incarné par un mouvement social et politique, dont certains acteurs prônent ouvertement la désobéissance civile et une frange infime va jusqu’à commettre des actes de vandalisme, l’antispécisme est avant toute chose une théorie en philosophie morale. Abondamment discutée depuis la publication en 1975, par le philosophe australien Peter Singer, de son ouvrage Animal Liberation, cette théorie est de nos jours plus ou moins consensuelle dans le domaine de l’éthique animale. Comme son nom l’indique, elle se caractérise par le rejet du spécisme. Alors, qu’est-ce que le spécisme ?

 

Par analogie avec le racisme et le sexisme, le spécisme est la discrimination en fonction de l’appartenance d’espèce. Tandis qu’on est raciste si l’on privilégie les Blancs par rapport aux Noirs et sexiste si l’on privilégie les hommes par rapport aux femmes, on est spéciste si l’on privilégie les êtres humains par rapport aux autres animaux. (Évidemment, il n’est pas moins spéciste de privilégier les chiens par rapport aux cochons ou les chats par rapport aux rats, mais la variante la plus répandue et discutée de cette forme de discrimination est anthropocentrique.)

 

Ce qui caractérise l’antispécisme, ce n’est donc ni la croyance que tous les animaux sont factuellement égaux ni l’idée que les espèces n’existent pas : les antispécistes reconnaissent que les êtres humains sont en moyenne plus intelligents que les autres animaux, et ils admettent généralement que les espèces existent. Seulement, ils considèrent qu’il est injuste de discriminer en fonction de l’appartenance d’espèce, et en particulier d’accorder davantage d’importance au bien-être des humains qu’à celui des autres animaux. De ce point de vue, toutes choses égales par ailleurs, si un humain et un animal partagent un même intérêt (à ne pas mourir ou souffrir, par exemple), alors cet intérêt doit être pris en compte de la même manière.

 

Deux précisions s’imposent ici. Premièrement, au sens pertinent, deux individus ont le même intérêt à ne pas mourir ou souffrir dès lors qu’il serait également mauvais pour l’un et pour l’autre de mourir ou de souffrir. Si la mort représente un dommage moins important pour une truite que pour un être humain, il convient d’en tenir compte – à choisir, on épargnera le second. De même, si le passage d’une ambulance toutes sirènes hurlantes nuit davantage à un chien qu’à un être humain, il convient d’en tenir compte – à choisir, on épargnera le premier.

 

Deuxièmement, la clause « toutes choses égales par ailleurs » est cruciale. Elle signifie que d’autres critères pourraient justifier de privilégier un être humain par rapport à un animal, ou inversement. Si l’humain est votre frère, vous avez peut-être une raison de le favoriser. En revanche, s’il s’agit d’un tueur en série, vous avez peut-être une raison de favoriser l’animal. Ces privilèges ne découlant pas de l’appartenance d’espèce, les antispécistes n’ont toutefois rien à y objecter en tant qu’antispécistes (même si rien ne leur interdit bien sûr de s’y opposer par ailleurs).

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Vous vous demandez ce que les antispécistes reprochent au spécisme ? La réponse est simple : ce que les antiracistes reprochent au racisme et les féministes au sexisme, à savoir de traiter différemment des cas qui sont en fait similaires. Le racisme est injuste parce qu’il n’y a pas, entre tous les Blancs et tous les Noirs, de différence qui justifie de privilégier les Blancs par rapport aux Noirs. Le sexisme est injuste parce qu’il n’y a pas, entre tous les hommes et toutes les femmes, de différence qui justifie de privilégier les hommes par rapport aux femmes. De la même manière, il n’y a pas, entre tous les êtres humains et tous les autres animaux, de différence qui justifie de privilégier les premiers par rapport aux seconds. Le spécisme est donc lui aussi injuste.

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Ses défenseurs objectent souvent à cet argument par analogie qu’il y a en fait de nombreuses différences entre humains et animaux. Pour citer quelques exemples, les êtres humains sont rationnels, doués de langage et conscients d’eux-mêmes, caractéristiques qui sont absentes (ou présentes dans une mesure bien moindre) chez les autres animaux. Mais cette objection manque sa cible, pour deux raisons. Premièrement, pour que le spécisme soit justifié, il ne suffit pas qu’il y ait, entre humains et animaux, des différences statistiques qui seraient à même de justifier un traitement différentiel. Or, si les humains sont en moyenne plus intelligents, rationnels et conscients d’eux-mêmes que les autres animaux, il faut bien admettre que certains humains sont moins rationnels, capables de langage et conscients d’eux-mêmes que certains animaux – pensez aux nouveau-nés, aux patients atteints d’Alzheimer ou aux handicapés mentaux profonds.

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Deuxièmement, les différences en question ne justifient de toute façon pas que l’on accorde davantage d’importance aux intérêts des uns qu’à ceux des autres. Le même intérêt à ne pas souffrir importe autant qu’il appartienne à un humain paradigmatique ou mentalement handicapé. Jusqu’à preuve du contraire, il n’y a donc pas de différence moralement pertinente entre tous les humains et tous les animaux non humains. Jusqu’à preuve du contraire, le spécisme est donc injuste au même titre que le racisme et le sexisme : les intérêts des animaux n’importent pas moins que nos intérêts similaires.

 

On adresse parfois une autre objection aux antispécistes : nous n’aurions pas d’autre choix que celui de discriminer de manière arbitraire. Car, après les animaux, que nous demandera-t-on de respecter ? Les plantes, les champignons et les bactéries ? Pourquoi pas les virus, tant qu’on y est ? Deux réponses peuvent être apportées à cette objection. Premièrement, s’il fallait la prendre au sérieux et partir du principe que nous sommes condamnés à discriminer selon un critère arbitraire, on pourrait autant en conclure qu’il est tout compte fait acceptable de discriminer selon la race ou le sexe. Ces critères sont arbitraires, certes, mais cela importe peu si tous les critères le sont. Cette implication absurde devrait nous inciter à chercher sérieusement un critère qui ne soit pas arbitraire. J’y viens justement.

 

Deuxièmement, rien ne nous condamne en fait à discriminer sur la base d’un critère arbitraire. En effet, il y a, entre tous les animaux pour lesquels militent les antispécistes et toutes les autres formes d’existence, une différence qui justifie que l’on ne tienne compte que des intérêts des premiers : les plantes, les champignons et les bactéries n’ont tout bonnement pas d’intérêts. Autrement dit, il n’est pas possible de leur faire du bien ou du mal. Pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pas « sentients » – c’est-à-dire capables de ressentir des choses agréables ou désagréables. N’étant pas pourvus d’un système nerveux central, ils ne ressentent ni le plaisir ni la douleur, n’ont pas de préférences qui pourraient être satisfaites ou frustrées, ni d’émotions positives ou négatives. Non que leur vie mentale soit insipide ; car ils n’ont pas de vie mentale, pas de subjectivité au regard de laquelle cette vie pourrait être plus ou moins bonne.

 

Force est d’admettre que certains animaux non plus ne sont pas sentients. Les éponges, par exemple. Les huitres et les moules, très probablement. Peut-être les insectes – encore que des découvertes scientifiques récentes ont établi la sentience de certains d’entre eux. Une chose est néanmoins certaine : tous les vertébrés sont capables de ressentir le plaisir et la douleur, si bien qu’ils sont sentients.

 

Si les antispécistes ont raison – ainsi que le suggère l’état de la recherche en éthique animale –, nous devrions donc accorder aux intérêts des mammifères, oiseaux, poissons, reptiles et batraciens autant de considération qu’aux intérêts similaires de nos congénères. Ce qui semble difficilement conciliable avec des pratiques aussi communément admises que la production de viande et l’expérimentation animale. On ne peut donc que se réjouir que la défense des animaux s’organise aujourd’hui en un véritable mouvement social et politique, sous la bannière de l’antispécisme. Et on aurait tort de réduire ce dernier à ses manifestations illégales, destructrices et violentes.

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