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Faut-il intervenir dans la nature ?

Dernière mise à jour : 3 oct. 2019

Si certains antispécistes plaident pour l’autonomie des systèmes écologiques (naturalité), d’autres considèrent qu’il est de notre devoir moral d’intervenir afin de minimiser la souffrance (interventionnisme). C’est cette seconde position que nous présente ici le philosophe et auteur François Jaquet.

Le spécisme est la discrimination fondée sur l’appartenance d’espèce. On est spéciste si l’on traite les individus plus ou moins bien selon leur espèce – par exemple, si l’on impose aux animaux des traitements que, toutes choses égales par ailleurs, on n’imposerait pas à des êtres humains. L’antispécisme nous enjoint au contraire d’accorder la même considération aux intérêts des individus, de prêter la même attention à leur bien-être, indépendamment de leur espèce.

De manière générale, il implique que nous devrions éviter, autant que possible, de nuire aux animaux. Autrement dit, que nous avons à leur endroit des devoirs négatifs : le devoir de ne pas les tuer et le devoir de ne pas les faire souffrir, par exemple. Nous ne devrions pas tuer ou faire souffrir nos congénères ; or l’appartenance d’espèce n’importe pas du point de vue moral ; donc nous ne devrions pas tuer ou faire souffrir les autres animaux.

Parce qu’une part considérable de la souffrance animale est d’origine naturelle, il découle du rejet du spécisme que nous avons à l’endroit des animaux sauvages un devoir positif : celui de leur venir en aide.

Certains en concluent un peu hâtivement que nous devrions minimiser nos interactions avec le monde sauvage. Mais cette inférence ne résiste pas à un examen superficiel. Parce qu’une part considérable de la souffrance animale est d’origine naturelle, il découle au contraire du rejet du spécisme que nous avons à l’endroit des animaux sauvages un devoir positif : celui de leur venir en aide.

Souffrance naturelle


Nous entretenons souvent une vision idéalisée de la vie sauvage. Et pour cause, nous n’avons que peu de contacts avec elle. Dans le meilleur des cas, ce que nous en savons provient des documentaires animaliers. Malheureusement, ces derniers passent parfois sous silence la souffrance qu’endurent les animaux dans la nature – sans quoi ils auraient nettement moins de succès.

Les animaux sauvages subissent toutes sortes d’atrocités. Beaucoup sont victimes de la prédation, ce qui est plus pénible qu’on tend à le croire. Tandis que certains prédateurs achèvent leurs repas avant de le manger, beaucoup sont moins magnanimes et le dévorent vivant. D’autres encore l’avalent sans autre forme de procès. Les proies meurent alors lentement, au cours de la digestion.

Les animaux sauvages pâtissent aussi du parasitisme. Quand ils n’en meurent pas, ils en souffrent physiquement. Certains parasites causent des maladies. D’autres grignotent leurs hôtes, à l’instar de ces guêpes qui insèrent leurs œufs dans le corps des chenilles ou des fourmis (voir photo). Quand l’œuf éclot, le bébé dévore son hôte de l’intérieur, en épargnant les organes vitaux, histoire de prolonger le festin.

Pour compléter le tableau, les animaux sauvages souffrent de la faim, de la soif, de maladies diverses et des conditions météorologiques. Tout compte fait, les animaux domestiques n’ont peut-être rien à leur envier.

Prédominance de la souffrance

À en croire certains chercheurs, les animaux sauvages souffrent à un point tel que leur vie n’est pas digne d’être vécue. C’est l’hypothèse de la prédominance de la souffrance. Plus précisément : la valeur nette de la vie sauvage – sa valeur positive (le bien-être qu’elle contient) moins sa valeur négative (le mal-être qu’elle contient) – serait négative.

Parce que cette hypothèse repose sur des considérations qui concernent la dynamique des populations, un détour s’impose par ce domaine. La stabilité d’une population requiert que, pour chaque membre d’une génération donnée, un membre de la génération suivante arrive en âge de se reproduire. Ni plus (sans quoi la population augmente), ni moins (sans quoi elle diminue). Pour y parvenir, les espèces empruntent deux stratégies.

Certaines espèces recourent à la sélection K. Elles ont un taux de reproduction faible, que compense un fort taux de survie. Ces animaux se reproduisent peu mais investissent beaucoup de ressources dans les soins apportés à leurs descendants, ce qui augmente leur espérance de vie. L’espèce humaine est très représentative de cette stratégie.

À l’autre extrême, certaines espèces recourent à la sélection r. Elles ont un taux de survie faible, que compense un fort taux de reproduction. Ces animaux ont beaucoup de petits, dont ils prennent peu soin, si bien que leur espérance de vie est très faible. Si quelques-uns survivent, la majorité meurent très jeunes.

Nous surestimons la valeur de la vie sauvage parce que, quand nous nous la représentons, nous pensons aux animaux les plus heureux que sont les grands mammifères adultes. Mais la majorité des grands mammifères n’arrivent pas à l’âge adulte, la grande majorité des mammifères sont petits, et l’écrasante majorité des animaux ne sont pas des mammifères.

L’hypothèse de la prédominance de la souffrance s’ensuit de deux observations. Premièrement, presque tous les animaux sauvages appartiennent à des espèces à sélection r – fort taux de reproduction, faible taux de survie. C’est le cas de tous les invertébrés (qui constituent la quasi totalité des animaux), ainsi que des poissons, des amphibiens, des reptiles et des petits mammifères.

Deuxièmement, pour peu qu’elles soient sentientes, les populations à sélection r ont en règle générale des vies misérables. Pour chaque individu qui parvient à maturité, des centaines, des milliers, voire des millions meurent peu après la naissance, des causes mentionnées ci-dessus : prédation, parasitisme, faim, soif, maladies et aléas météorologiques. Puisque leur vie contient peu d’expériences positives, et que leur mort est vraisemblablement très pénible, on peut raisonnablement penser que leur existence a une valeur nette négative.

De prime abord, cette hypothèse a de quoi surprendre. Mais elle est peut-être vraie. De fait, il se pourrait que nous surestimions la valeur de la vie sauvage parce que, quand nous nous la représentons, nous pensons aux animaux les plus heureux que sont les grands mammifères adultes. Mais la majorité des grands mammifères n’arrivent pas à l’âge adulte, la grande majorité des mammifères sont petits, et l’écrasante majorité des animaux ne sont pas des mammifères. Nous avons donc une représentation tronquée de la vie sauvage.

Alors que faire ?

Quoi que l’on pense de l’hypothèse de la prédominance de la souffrance, force est d’admettre que les animaux souffrent beaucoup dans la nature. Que faut-il en conclure sur le plan éthique ?

La nature et les entités qui la peuplent n’étant pas des agents moraux, il ne s’agit pas de leur reprocher quoi que ce soit. Elles ne font évidemment rien de mal. Pour autant, les agents moraux que nous sommes pourraient avoir envers les animaux sauvages un devoir d’assistance. Après tout, lorsqu’un tremblement de terre détruit un village, nous sommes dans l’obligation de secourir ses habitants même s’il ne viendrait à l’idée de personne de juger que la nature a mal agi.

De manière générale, quand un être humain souffre, nous lui devons assistance, et ce, non seulement si les causes de sa souffrance sont humaines, mais aussi si elles sont naturelles – peu importe qu’il soit victime d’un congénère ou d’un prédateur, d’un parasite, de la faim, de la soif, d’une maladie ou des conditions météorologiques. Mais alors, si le spécisme est injuste, il devrait en aller de même quand l’animal en difficulté n’est pas humain : nous lui devons assistance que les causes de sa souffrance soient humaines ou naturelles.

Les interventions ponctuelles ne risquent pas de remettre en cause les équilibres écosystémiques.

On objecte parfois à cette idée qu’il serait irresponsable d’intervenir dans la nature, que cela mettrait en péril le précieux et déjà fragile équilibre des écosystèmes. Si vous éliminez une population de prédateurs, par exemple, ses proies proliféreront. Elles entreront en compétition avec les animaux dont la survie dépend des mêmes ressources, lesquels risqueront de disparaître à leur tour. Une chose en amenant une autre, tout le réseau trophique sera menacé. Et ce sont les animaux qui en subiront les conséquences. Bien qu’armés des meilleures intentions, nous ferions plus de mal que de bien en intervenant dans la nature.

Mais l’objection d’irresponsabilité commet un sophisme : l’homme de paille. Elle s’en prend à une position qui n’est pas celle des interventionnistes. D’après ces derniers, nous devrions intervenir dans la nature pour le bien des animaux. Et cette précision est cruciale. Elle signifie qu’une intervention n’est acceptable que si l’on peut s’attendre à ce qu’elle fasse plus de bien que de mal. Une intervention qui, tout bien considéré, nuirait aux animaux serait évidemment à proscrire.

On peut alors distinguer trois thèses interventionnistes. Selon la plus modeste, nous devrions intervenir ponctuellement et de façon ciblée, par exemple pour soigner un oiseau malade ou soustraire un lièvre aux dents d’un renard. D’après une thèse ambitieuse, nous devrions intervenir massivement, par exemple pour vacciner une population entière d’oiseaux ou lutter contre la prédation. Enfin, une thèse intermédiaire nous invite à développer les connaissances et les moyens techniques nécessaires pour que de telles interventions fassent plus de bien que de mal.

Une intervention n’est acceptable que si l’on peut s’attendre à ce qu’elle fasse plus de bien que de mal.

L’objection d’irresponsabilité est impuissante contre les thèses modeste et intermédiaire. D’une part, les interventions ponctuelles que recommande la première ne risquent pas de remettre en cause les équilibres écosystémiques. D’autre part, les progrès épistémiques et techniques que préconise la seconde ont précisément pour fonction de nous assurer contre les risques encourus en matière de bien-être animal, même s’ils permettraient à terme un remodelage des écosystèmes.

Reste la thèse ambitieuse, plus rarement défendue et dont la plausibilité repose crucialement sur l’hypothèse de la prédominance de la souffrance. Si l’hypothèse est correcte, l’objection de l’irresponsabilité échoue. En effet, cette objection présuppose que nous devrions préserver les écosystèmes. Or, selon toute vraisemblance, la disparition d’un écosystème dominé par la souffrance serait en soi une bonne chose, c’est-à-dire toutes choses égales par ailleurs. De manière analogue, ne faudrait-il pas mettre en branle l’équilibre d’une société humaine dominée par la souffrance ?

Quoi qu’il en soit, la prédominance de la souffrance n’est pour l’heure qu’une hypothèse. Une hypothèse que l’on pourrait éventuellement tester, certes. Mais dire qu’il faudrait le faire revient à se rabattre sur la thèse intermédiaire. J’en conclus que nous devrions à la fois ponctuellement venir en aide aux animaux sauvages et développer les connaissances et les moyens techniques que supposent des interventions plus systémiques.

- François Jaquet -

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